Après l’offrande du pain (voir texte L’offertoire de la messe traditionnelle), l’offrande du vin se fait de la façon suivante. Le prêtre offre le calice où la goutte d’eau a été mêlée au vin, en l’élevant à hauteur de sa poitrine, pour signifier qu’il accepte de servir d’instrument pour l’offrande sacramentelle durant la consécration. En même temps qu’il fait ce geste de l’offrande, il dit :
« Nous t’offrons Seigneur le calice du Salutaire en implorant ta clémence, pour qu’en présence de ta divine majesté, pour notre salut et celui du monde entier, avec une odeur de suavité, il monte (vers toi) »
Cette prière n’est plus à la première personne du singulier, comme la prière de l’offrande du pain, mais à la première personne du pluriel. Le Je partagé devient un nous collectif. Elle concerne donc clairement tous les offrants de ce « peuple de prêtres » qui est celui de la nouvelle alliance d’après saint Pierre (I Petr. 2, 5) : « Vous mêmes comme pierres vivantes, prêtez-vous à l’édification d’un édifice spirituel pour un sacerdoce saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels agréables à Dieu par Jésus-Christ ».
On sait que ce texte a été invoqué par les protestants au XVIème siècle pour détruire le sacredoce ministériel, en imposant l’idée que le sacerdoce est le partage de tous les chrétiens. Résultat : avec le sacerdoce, l’idée d’un sacrifice liturgique a été détruite, et ni l’Epître aux Hébreux ni l’Apocalypse ne sont plus explicables. Et pourtant cette idée est juste : tous les chrétiens sont prêtres, c’est ce que l’on appelle aujourd’hui le sacerdoce commun ou sacerdoce des baptisés ; on en trouve trace également dans l’Apocalypse, ce livre de la liturgie céleste, dans lequel dès les premiers versets, il est fait mention du sacerdoce des fidèles : « Tu as fait de nous un royaume et des prêtres »(Apoc. 1, 9), verset où l’on retrouve le « nous » qui est aussi dans cette prière d’offertoire, le nous exultant des sauvés, le nous qui construit dès cette terre (avec quelles difficultés !) le peuple de Dieu, le Royaume des Cieux.
Le problème du protestantisme historique, c’est qu’au XVIème siècle, ce protestantisme réformateur est un intégrisme chrétien, qui fonctionne en base 2 : blanc ou noir, vrai ou faux. Obnubilé par ce qu’ils ont (re) découvert, les Luther, les Calvin, les Zwingli sont incapables de s’élever à la vérité contraire dont parlera si bien le janséniste Pascal. Il y a un sacerdoce des fidèles : en droit sinon toujours en fait, ils participent tous à la liturgie d’une « participation active » comme l’avait dit le pape saint Pie X (1903), bien avant Vatican II et bien avant la constitution Sacrosanctum concilium.
Mais il y a aussi un sacerdoce ministériel, qui est au service du précédent et qui est constitué des « anciens » (presbuteroi) et des episcopes dont il est question dans la Première de Pierre et dans les épîtres pastorales de saint Paul. D’après Cajétan, dans son IIIème Jentaculum (que l’on peut traduire : IIIème Apéritif déjeunatoire ou troisième… brunch), il faut distinguer le sacerdoce comme officium et le sacerdoce comme virtus. Le sacerdoce comme officium concerne ceux qui se sont portés candidats à devenir ministres ou instruments du Christ dans les sacrements, en grec ou en latin hellénisé presbuteroi. Quant à la virtus, elle concerne l’ensemble des chrétiens, qui offrent à Dieu des sacrifices spirituels, comme dit saint Pierre cité plus haut. « Le disciple n’est pas au dessus du maître » : si le maître s’est offert lui-même en sacrifice, il faut que tous nous soyons capables de nous offrir, dans un sacrifice qui soit assez spirituel pour rejoindre le sacrifice du Christ lui-même.
C’est ce que nous propose la prière de l’offrande du vin : « Nous vous offrons Seigneur le calice du Salutaire ». Non pas le calice du salut ; du reste le mot salut est utilisé aillleurs dans cette même prière. Le salutaire, c’est celui qui porte le salut, c’est le Christ, si l’on prend le génitif salutaris au masculin. Mais ce peut être plus largement tout ce qui porte le salut, si l’on préfère prendre l’adjectif salutaris au génitif neutre. Le calice du salutaire, c’est littéralement le calice du Christ que nous demandons tous avec audace de pouvoir prendre, de pouvoir offrir pour offrir en même temps « ce qui manque à la Passion du Christ » comme dit saint Paul (Col. 1, 24). Et il ajoutait, pour expliquer son audace : « Cela je le souffre dans ma chair ». Il faut ici prendre le mot chair au sens le plus large « humanité de l’homme » : ce ne sont pas seulement des souffrances physique mais des souffrances morales et spirituelles de saint Paul dont il est question.
Ce sont ces souffrances qui remplissent le calice du Salutaire, ces souffrances salutaires, parce qu’additionnées aux souffrances du Christ (qui elles aussi je le rappelle ne sont pas purement physique mais psychologiques (à Gethsémani) et spirituelles (« Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? »).
Si l’on ne se laisse pas faire par les mots qui la portent, cette prière est énigmatique : qu’est-ce qui est offert ? Non pas la victime sacramentelle, mais, de manière encore informelle, tout ce qui se rapporte à notre salut et au salut du monde entier (pro totius mundi salute).
Cette prière, lue de près, est parfaitement ajustée à la prière d’offrande du pain : Suscipe sancte Pater pro innumerabilibus peccatis : on cherche d’abord à faire disparaître les obstacles à l’offrande, obstacles que je mets personnellement avec mes innombrables péchés offenses et négligences. Ces obstacles eux-mêmes, ces péchés se trouveront offerts avec le sacrifice, nous y reviendrons.
Dans la prière d’offrande du vin, il n’est plus question des obstacles que forment les péchés des hommes, c’est avec audace, l’homme lui-même, l’homme formant une communauté à la première personne du pluriel, qui offre son sacrifice à Dieu, « en implorant sa clémence », pour qu’en présence de sa majesté s’élève cette coupe en une odeur de suavité ». Nous tenons là une nouvelle allusion à l’autel des parfums (cf. post précédent sur l’autel des parfums et l’autel du sacrifice) : il était dans le Temple de Jérusalem ; il n’existe plus, les parfums désormais sont offerts avant le sacrifice sur un même autel et, nous l’avons vu, à la gloire de cet autel, à la gloire du Fils de Dieu, qui a inventé ce Sacrifice divino-humain.
On vérifie dans la prière d’offrande du vin la théologie du Père Guérard sur les deux sacrifices, le sacrifice de l’homme et le sacrifice de Dieu. Il y a deux sacrifices comme il y a deux sacerdoces : le sacerdoce commun des fidèles, celui de l’Offertoire où nous offrons tous le calice du Salutaire et le sacerdoce ministériel au cours duquel le prêtre, accomplissant l’officium pour quoi il a été ordonné au nom de l’Eglise, sert d’instrument et, agissant in persona Christi, visibilise seul l’offrande parfaite du Fils de Dieu à son Père, offrande qui, dit Cajétan, accomplit tous les autres sacrifices, symbolisés dans l’offertoire. Dans cette perspective, on peut dire que l’offertoire, tout en promesses, ne s’accomplit que dans la consécration et que le sacerdoce commun des fidèles a besoin des sacrements du Seigneur, a besoin du sacerdoce ministériel pour exister.
Loin que les laïcs doivent reprendre au prêtre des privilèges dont il jouirait injustement parce qu’il s’en serait emparé indûment au cours de l’histoire (comme nous l’enseigne une vulgate menteuse), c’est au contraire par la célébration de la sainte messe, qui est l’office du presbuteros, que le sacerdoce des baptisés peut se manifester dans toute sa force à chaque offertoire.
Mais comment se manifeste-t-il ? Avant tout dans le silence sacré de l’offrande liturgique.