Le silence liturgique est une énorme question que j’aurais pu aborder dès le début de cette initiation à la sainte messe, tant ce recueillement dans l’action sacrée est une condition fondamentale pour une liturgie réussie. La messe traditionnelle est justement non pas « la messe en latin », c’est une messe que l’on peut traduire en français sans la dénaturer, mais à la condition impérative de respecter le silence de l’offertoire, de la consécration et de la communion. La consigne de silence me semble remonter à la primitive Eglise tant il apparaît comme une attitude proprement chrétienne, d’adoration et d’amour, face au divin. Nous avons en tout cas en 574 le témoignage de saint Germain de Paris, auquel est dédiée la magnifique église Saint-Germain-des-Prés. Dans l’une des deux lettres que les mauristes nous ont conservées, il s’exprime ainsi : « Pour deux raisons le diacre proclame le silence : bien sûr pour que le peuple silencieux entende mieux la parole de Dieu, mais aussi pour que notre coeur, faisant taire les pensées triviales, reçoive le mieux possible en lui-même le Verbe de Dieu ».
Les paroles, prononcées à haute voix, parviennent mal à dire l’émerveillement de l’âme face à cette invitation qui lui est lancée de participer au sacrifice du Christ, c’est-à-dire, nous l’avons vu, de partager la divinité de celui qui a daigné prendre notre humanité. Le silence est la meilleure attitude pour que chacun puisse participer à sa manière à l’action sacrée, recevoir selon sa compréhension les dons de Dieu et se donner lui-même selon sa capacité. Autant dans la première partie de la messe, que l’on nomme aujourd’hui « liturgie de la parole » le silence est simplement une question de plus ou moins grande concentration, pour pouvoir entendre l’enseignement divin dans de bonnes conditions, autant dans la seconde partie, le mystère de l’eucharistie, la communion à l’action sacrée s’effectue dans le silence.
Ce silence-là n’est pas seulement une discipline collective, comme dans la liturgie de la Parole, c’est un silence personnel, c’est le silence intérieur que chacun peut offrir à Dieu en signe de vénération. Saint Germain de Paris le fait remarquer, il y a deux silences liturgiques, celui qui correspond à la discipline collective et celui qui fait ressortir le sacrifice intérieur propre à chacun. Ce deuxième silence est une des fins humaines de l’action sacrée : elle crée le silence à l’intérieur de nous – pas seulement une absence de bruits extérieurs – mais une réceptivité spirituelle particulière.
Attention ! Ce silence n’est pas une fuite ! Il ne s’agit pas, comme le Vicaire savoyard, de se perdre dans un sentiment intérieur incommunicable que l’on serait juste capable d’éprouver sans jamais parvenir à le décrire, et qui enfermerait chacun dans sa singularité, quelle horreur ! Le silence, au contraire, le vrai silence, celui que nous cherchons, est ouverture à l’invisible Ressemblance, qui est au-delà de toute parole. Le silence est l’expression d’un retrait naturel de la créature devant la présence de Dieu. Le silence est la manifestation la plus spontanée de l’adoration, qui, du point de vue de l’homme, représente l’action sacrée par excellence : que faire d’autre face à Dieu ? Aujourd’hui on a perdu cette expérience de l’adoration, que sainte Catherine de Sienne (c’est sa fête aujourd’hui) formulait avec sa passion habituelle, Dieu prenant la parole et nous disant dans ce livre mémorable qu’elle a appelé simplement Le dialogue : « Je suis celui qui est, tu es celui ou celle qui n’est pas ». C’est l’effacement dans le silence de l’adoration. Je me souviens avoir célébré une messe pour trois de mes tantes, toutes très pratiquantes, toutes de la génération du Concile Vatican II, toutes habituées à chanter pour accompagner la messe et toutes fort déçue par ce silence, qui ne leur apportait manifestement que peu de choses, faute de pratique.
A l’opposé, certaines grand-messes célébrées selon le rite traditionnel, sont souvent à contre emploi, faute à ceux qui célèbrent. Alors que le rite en lui-même est fait pour porter au silence, à l’intégrité du silence, on ajoute tellement de chants que le silence devient impossible. Le chant de l’Offertoire est trop long et ne laisse pas une minute au recueillement, l’organiste veut jouer tout son saoûl, et après la consécration, c’est la chorale qui a un motet à proposer. Certes le silence intégral de la messe basse n’est pas adapté aux assemblées nombreuses, il demande peut-être trop d’effort au simple fidèle, qui a besoin de la musique de la messe chantée pour mieux se concentrer, c’est possible ; mais, ce faisant, il n’atteint jamais que la première qualité de silence fixée plus haut par saint Germain de Paris, et manque le silence essentiel, celui qui couvre de son voile l’action sacrée, en la rendant communicative. L’essentiel, c’est le silence intérieur.
Il ne faut pas oublier que la liturgie est une oeuvre d’art. Mais le résultat liturgique ne doit pas être jugé d’après des critères esthétisants, du type : je n’aime pas la musique populaire de la deuxième moitié du XXème siècle, je trouve cela ringard. Vous avez le droit de trouver ringard le fameux Joe Akepsimas, auteur de Pour quelle fête chantons nous ? Mais le critère d’une liturgie réussie n’est pas esthétisant. Une liturgie réussie est une liturgie qui utilise la forme du sacrement et toutes les musiques imaginables, mais pour conduire chacun à son silence intérieur, ou, ce qui revient au même, à son identité spirituelle. Si je sors d’une messe sans avoir connu ce silence de l’offrande et de l’adoration, qui se déroule selon une tonalité propre à chacun, alors l’oeuvre liturgique est manquée et l’art liturgique que l’on a voulu déployer parfaitement vain. Du point de vue de l’art liturgique, une messe se juge toujours selon la qualité de silence qu’elle a pu produire chez les assistants comme chez le célébrant.
Ce jugement artistique dépendant de la qualité du silence ne préjuge absolument pas de la qualité surnaturelle de la messe, qui est d’un autre ordre – proprement divin.