Le « mystère » de l’eau et du vin

Au départ le mélange de l’eau et du vin était sans doute purement pratique. Les vins méditerranéens se buvaient ‘mouillés’, ne serait-ce que parce qu’avant l’invention du bouchon de liège (pour transporter les vins de bordeaux en Angleterre dans de bonnes conditions), le vin pur était souvent piqué ou « madérisé » et l’on ne pouvait le boire que mélangé d’eau. Aujourd’hui, bien sûr, le mélange de l’eau et du vin n’est plus nécessaire, mais il a pris, de longtemps, une signification mystique ou plutôt mystérique : « per hujus aquae et vini mysterium : par le mystère de cette eau et de ce vin dit notre offertoire.
 
Précisons que dans les deux principales variantes rituelles qu’il présente, ancienne et nouvelles formes romaines, ce rite du mélange est présent. Le mot mystère n’est employé que dans l’ancien rite ; son omission dans le nouveau est significative de l’état d’esprit rationalisant dont il procède. Il est vrai que le mot « mystère » a plusieurs sens en grec et en latin, et qu’il peut prêter à confusion en français.
 
Le mélange de l’eau et du vin n’est pas un mystère en soi, c’est un mystère au sens où, dans la métaphysique chrétienne, toute chose créée porte en elle l’empreinte du Dieu Créateur. A la fin de sa IVème lettre à Mademoiselle de Roannez, Pascal le dit magnifiquement : « Toutes choses couvrent quelque mystère, toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu ». C’est en ce sens précis que l’on peut parler ici du mystère de cette eau qui se mêle au vin. Au sens où les Grecs parlaient de « cultes à mystère » au sein desquels des réalités sensibles comme l’eau ou la lumière renvoyaient à des réalités invisibles. De même, la vie humaine était l’image d’une vie immortelle. Ces cultes à mystères ont préparé l’hellénisme à recevoir les sacrements de l’Eglise.
 
Les sacrements (que l’on appelle musteria en grec) ne contredisent pas la grande idée platonicienne de transposition du visible à l’invisible, qui est présente dans les cultes à mystère, mais ils ajoutent à cette idée grecque de « mystères » ou de réalités cachées, l’intervention sacramentelle de la toute puissance du Dieu créateur, Cette toute puissance qui s’est révélée aux Hébreux. Ainsi naît un deuxième sens, le sens chrétien du mot mystère, que l’on traduit en français par ‘sacrement’. Ce n’est pas le sens utilisé dans l’offertoire, mais on le retrouve en revanche, un peu plus loin dans la cérémonie, comme constituant la formule consécratoire du vin au sang du Seigneur.
 
Le mode d’être sacramentel, qu’utilise habituellement l’Eglise catholique dans sa pastorale, ne correspond pas seulement à un savoir purement philosophique ou gnostique de la transposition entre le visible et l’invisible. Cet exercice symbolique est possible bien sûr. Il est même recommandé explicitement par saint Paul, qui souligne que tout le monde est capable d’aller des choses visibles au choses invisibles, que tout le monde peut reconnaître l’invisible dans le visible (Rom. 1, 20).
 
Mais la transposition sacramentelle n’est pas purement symbolique. Elle devient en même temps un véritable rendez-vous avec le Christ, le lieu et l’occasion (kairos) où se manifeste la Toute puissance de Dieu, par laquelle se réalise ce qui est signifié  : la transformation du pain en corps du Christ et du vin en son sang. Les mystères, au sens de sacrements, manifestent pour ceux qui la cherchent avec un coeur pur la Toute puissance transformante de Dieu, qui, transformant le pain au corps et le vin au sang du Christ, nous transforme aussi, nous, vivants encore sur la terre, en des êtres spirituels, dont « la préoccupation est au Ciel », parce qu’ils ont faim et soif de Dieu. « Tous nous serons transformés » dit saint Paul aux Corinthiens (15, 45). « Celui qui mange ma chair et boit mon sang possède la vie éternelle » (Jean 6).
 
Notons qu’à l’offertoire, le mélange de l’eau et du vin n’est pas un mystère au sens chrétien de sacrement, au sens où cela constituerait en soi un sacrement efficace de la présence de Dieu. Ce mélange est lu par la liturgie, comme une transposition du visible à l’invisible, le vin signifiant Dieu et l’eau signifiant l’homme, et le mélange de l’eau et du vin signifiant la destinée éternelle de l’homme. A travers cet ordre symbolique, nous sommes invité à partir de deux réalité sensibles en les dépassant, non pas du point de vue du réel pur, mais du point de vue du signe, du point de vue de ce qui fait signe vers l’invisible dans le visible. Etienne Gilson, en quête de la métaphysique chrétienne dans L’esprit de la philosophie médiévale (rééd. Vrin), parle magnifiquement de cet exercice métaphysique, qui renvoie du signifiant au signifié, de la chose à ce qui fait signe en elle vers l’invisible. C’est ainsi qu’il cite saint Bonaventure, dans son Commentaire des Sentences : « Les créatures peuvent être considérées comme des réalités (res) ou comme des signes (signa) » (I Sent. 3, 3, ad 2m).
 
Le mot mystère est utilisé à deux reprises dans le commun de la messe traditionnelle : une première fois durant l’offertoire pour désigner le mélange de l’eau et du vin. Nous pensons avoir montré que, durant l’offertoire, l’on parle de « mystère », au sens d’une transposition symbolique du visible à l’invisible, au sens donc qui fut celui du culte grec des religions à mystères  et, qui plus tard, retrouvé par la philosophie chrétienne du signe et de la ressemblance, sera génialement rencontrée par Pascal. Saint Bonaventure serait, en l’espèce, le plus éloquent des porte-parole de cette philosophie du signe et de la ressemblance.
 
Mais, plus loin dans la célébration, au moment crucial de la consécration, le mot « mystère » est utilisé aussi en un autre sens, celui du sacrement chrétien : dans la formule consécratoire du sang du Christ, consécration qui représente le mystère même de la foi, dans sa puissance opérative, qui ne peut être que divine. Nous reviendrons sur ce second sens, qui renvoie à la perspective paulinienne de la métamorphose, l’homme devenant Dieu en consommant le corps et le sang du Christ sous les apparences du pain et du vin.
 
Les deux sens du mot mystère décrivent bien le passage du culte à mystère païen aux sacrements chrétiens, du sacrifice de l’homme au sacrifice divin, de l’offertoire à la consécration.

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