Les interrogatoires de la matinée du vendredi

CHAPITRE 2 : Les interrogatoires de la matinée du vendredi

Pendant cette douloureuse matinée, le Seigneur subit quatre interrogatoires :

– devant le Sanhédrin, de nouveau réuni (Mt 27, 1 ; Mc 15, 1 ; Lc 22, 66-7

– devant Pilate, une première fois (Mt 27, 2 ; 11-14) ;

– devant Hérode (Lc 23, 7-12) ;

-devant Pilate, une dernière fois (Mt 27, 15-17 ; Jn 18, 39 ; 19, 1

§ 1. Premier interrogatoire devant le Sanhédrin

 

Au petit jour, avant 5 h du matin probablement, le Sanhédrin s’assembla de nouveau sous la présidence de Caïphe, pour ratifier la sentence de la nuit. Il fallait éviter que l’on puisse invoquer un vice de forme, rendant la sentence nulle. Mais surtout, pour le Sanhédrin, il eut été bien aisé de se procurer un nouvel aveu du condamné, une preuve plus péremptoire de son prétendu blasphème, et de donner alors toute la solennité possible à sa condamnation. Voilà pourquoi le Conseil se réunit au grand complet (Mt 27, 1).

Beaucoup pensent que cette réunion se tint dans la salle officielle du Sanhédrin, appelée salle de Gazith (on le déduit avec assez de vraisemblance des termes de saint Luc 22, 66). Les Juifs auraient ainsi évité une irrégularité dans les formalités de la procédure.

Il semble qu’on délibéra avant d’introduire l’accusé. Ces délibérations se prolongèrent pendant une demi-heure. Sur quoi portèrent-elles ? Vraisemblablement, sur les moyens à prendre pour que la sentence de mort fut exécutée par l’autorité civile. Or l’on crut qu’une condamnation contre Jésus « faux messie » serait le meilleur prétexte à présenter au procurateur romain. Car tout « faux messie » était un séditieux, un rebelle, un fauteur de troubles, voire même un prétendant à la couronne de Judée.

Après ces délibérations, on fit monter Jésus. Il n’était pas encore 6 h.

Immédiatement, on posa à l’accusé cette question : « Si tu es le Christ (c’est-à-dire le Messie), dis-le nous. » Et le Seigneur, sentant bien qu’il fallait en finir tout de suite avec ses hypocrites, laissa non seulement entendre qu’il était véritablement le « Messie » – c’était un premier grief – mais il insinua qu’il était le « Fils de Dieu ». Alors un indestructible tumulte se produisit : « Toi, tu es le Fils de Dieu ! » cria-t-on de toute part. Cette déclaration constituait un second grief, le principal du point de vue juif, et il entraînait la peine capitale. Cette peine fut prononcée à l’unanimité (Lc 22, 66-71).

 

§ 2. Première comparution devant Pilate

 

Entre 6 h 30 et 7 h, le Christ dut prendre le chemin du prétoire.

Du palais de Caïphe à celui de Pilate, près de la tour d’Antonia, à l’angle nord-ouest du Temple, la distance n’était pas considérable. Si l’on suppose que Jésus partit de la salle de Gazith, le trajet fut encore plus court. L’interrogatoire devant le Procurateur commença vraisemblablement vers 7 h.

C’était bien tôt. Pilate en manifesta son mécontentement. On le sent à la brusquerie de ses interrogations. Une chose l’ennuyait encore : il prévoyait la difficulté de cette affaire. Finalement, le Romain se résigna, quoique d’assez mauvaise  grâce. Il s’enferma dans son prétoire avec le prévenu. La foule demeurait dehors et n’entra point, afin d’éviter une souillure légale la veille même de Pâque. Voyant que l’accusé gardait le silence et ne sachant pas de quoi il s’agissait au juste, Pilate sortit vivement et s’adressa à la foule : « Qu’avez-vous donc à lui reprocher ? » s’écria-t-il. Les Juifs eurent le front de demander que le procurateur confirmât leur sentence sans examen : « Mais, répondirent-ils, si cet homme n’était pas un malfaiteur, nous ne te l’aurions pas livré ». Habile manœuvre. D’une part ils voulaient conserver le plus possible leur autonomie séculaire en demeurant les seuls juges de l’affaire et en laissant à Pilate le rôle de bourreau ; d’autre part ils craignaient un insuccès en produisant des griefs dont ils ne se dissimulaient pas l’inanité. Mais Pilate les comprit : « Très bien, puisque vous avez jugé seuls, punissez donc seuls aussi votre homme ; emmenez-le et infligez-lui telle peine que vos lois vous permettent. » Jouant au fin, le procurateur se débarrassait ainsi d’un mauvais cas. La tactique était habile.

L’ironie et le procédé du magistrat rusé ne faisaient pourtant pas le compte des Juifs. Il fallait négocier autrement : « Mais nous ne pouvons mettre à mort personne », se récrièrent-ils. C’était, hélas, l’aveu public de leur déchéance nationale. Ils s’y résignaient pour la circonstance. Quelle suprême humiliation !

Après cela, ils abordèrent les griefs politiques. L’accusé était un « séditieux », un « rebelle ». Il s’était déclaré le Messie, c’est-à-dire le roi ou le prétendant à la royauté. Tels étaient, à les entendre, les grands forfaits de Jésus (Lc 23, 2).

Calomnie et mensonges que tout cela ! (Mt 22, 21)

Pilate s’en défia. Étant rentré dans son prétoire, il interrogea Jésus pour savoir ce qu’il en était. Son langage trahit même l’irritation d’un homme froissé de jouer un rôle de dupe : « Suis-je donc juif, moi » ? s’écria-t-il avec vivacité. « On t’a conduit à ma barre ; qu’as-tu fait ? Oui ou non, es-tu roi ? » Pilate ne comprit rien, ou fit mine de ne rien comprendre aux réponses de Jésus. Il crut avoir affaire à un illuminé. Revenant alors vers les Juifs : « Pour moi, je ne trouve aucun crime en lui » (Jn 18, 38).

Il allait le renvoyé, absout, quand tout à coup l’idée lui vint d’user d’un  expédient : traduire Jésus devant le Tétrarque de Galilée.

 

§ 3. A la barre d’Hérode Antipas

 

Renvoyer Jésus le Galiléen à Hérode Antipas, c’était naturel puisque Antipas administrait la Galilée. C’était aussi, de la part du procurateur, une tactique habile : il se débarrassait là d’une affaire qui l’ennuyait fort ; et il faisait une avance pour se réconcilier avec le Tétrarque, son voisin jaloux. La cause de leur rupture était probablement un conflit d’autorité. Il sembla à Pilate qu’il ramènerait le prince en lui concédant pour l’heure un simulacre de juridiction à Jérusalem.

Devant Hérode, le Sauveur fut interrogé, accusé, insulté. Le Tétrarque le harcela de questions. Jésus ne daigna pas répondre un mot à ce sceptique.

A leur tour, les sanhédrites couvrirent l’accusé de nouvelles calomnies et inventèrent de nouveaux mensonges ; Jésus se taisait toujours. On en vint aux moqueries ; même silence.

Hérode ordonna de revêtir ce muet prétendant à la royauté d’un manteau de couleur blanche, comme les monarques juifs et les grands de Rome en portaient dans les circonstances solennelles. C’était une nouvelle insulte. Le Tétrarque voulait montrer à tous que ce roi de parade n’était qu’un fou (seul saint Luc raconte la comparution de Jésus devant Hérode : Lc 23, 6-12). Et il le renvoya à Pilate.

 

§ 4. Au Lithrostrotos

 

La dernière phase du procès de Jésus ne fut qu’une série d’expédients, auxquels Pilate essaya de recourir pour éviter de condamner un innocent. Cette lutte se prolongea une heure et demie, depuis dix heures environ jusque vers midi. Elle eut pour principal théâtre, non plus l’intérieur du prétoire, mais la cour qui s’étendait au-devant, appelée par les Juifs gabatha et par les grecs Lithostrothos.

Un premier expédient de Pilate fut de confronter Jésus à Barabbas : d’un côté, un homme que l’évidence même proclamait innocent ; de l’autre, un misérable que la voix publique condamnait. Le procurateur se flattait de faire bénéficier le Christ de la comparaison. « Cet homme, dit-il aux Juifs, serait donc un séditieux selon vous ! Mais nous l’avons interrogé, Hérode et moi, et il ne nous paraît coupable en rien des crimes qu’on lui impute (Lc 23, 13-16). Voyons, c’est l’usage que je délivre un prisonnier à la fête de Pâque. Voulez-vous que je relâche le roi des Juifs ? » « Non ! Non pas lui, s’écrie la foule en colère, mais Barabbas ! » (Jn 18, 39-40 ; Mt 27, 17-18).

L’expédient échouait. Il ne pouvait, du reste, aboutir qu’à montrer la faiblesse de volonté du procurateur et à donner plus de hardiesse aux adversaires de Jésus.

Le magistrat romain ne se découragea pourtant pas. Se ravisant, il essaya un nouvel expédient :  flageller la victime afin de prendre le peuple par la pitié ! « Que voulez vous que je fasse de Jésus surnommé le Christ ? » ajouta-t-il. « Qu’on le crucifie » répond la foule. « Mais il n’ a rien fait qui mérite la mort, riposte Pilate. Après l’ avoir fouetté je vais vous le remettre » (Lc 23, 22).

Et Jésus fut horriblement flagellé par les soldats du procurateur, ramassis d’êtres grossiers et brutaux, recrutés un peu partout, et qui faisaient payer cher aux Juifs leur obligation de tenir garnison dans ce pays perdu de Judée. La flagellation romaine était d’ailleurs une torture affreuse. Pour flageller, on se servait tantôt de baguettes, tantôt de lanières, armées aux extrémités d’osselets ou de morceaux de plomb. Le condamné recevait les coups, attaché à un petit poteau de manière à présenter un dos courbé et une peau tendue. De bonne heure, sous les coups, le sang jaillit et les chairs volèrent en lambeau. Pilate espérait que les Juifs se montreraient satisfaits. Il laissa encore sa garde prodiguer à Jésus les moqueries et les insultes. Ses soldats s’amusèrent à mettre une couronne d’épines sur la tête du flagellé, un manteau de pourpre sur ses épaules, un roseau en guise de sceptre entre ses mains.

C’est dans cet accoutrement que le procurateur le présenta au peuple ameuté : « Ecce homo » dit-il. L’effet qu’il attendait fut manqué. Haineux et sans pitié, les Juifs répondirent : « Qu’on le crucifie ! » « Alors prenez-le vous-même et crucifiez-le vous-même » rétorqua Pilate avec dépit : « Pour moi, je ne le trouve nullement coupable » (Jn 19, 4-6).

A ce moment, les négociations entrèrent dans une nouvelle phase. Les Juifs abandonnèrent leurs accusations, dont le procurateur ne comprenait que trop l’odieux et la fausseté, et reprirent le grief d’ordre religieux, déjà allégué dans les séances du Sanhédrin. « Mais il s’est fait lui-même fils de Dieu » répliquèrent-ils et « pour cela il doit, d’après nos lois, être mis à mort » (Jn 19, 7).

Soit par superstition soit pour tout autre motif, Pilate prit peur et voulut, malgré son scepticisme de païen, s’assurer davantage de l’origine du condamné qu’il avait à sa barre. Étant donc rentré dans le prétoire, il interrogea de nouveau Jésus : « D’où es tu ? » Le Christ ne répondit que par un silence, qui irrita la fierté du romain : « Tu ne sais donc pas que j’ai le pouvoir de te relâcher et le pouvoir de te crucifier. » Jésus se décida à répondre, mais ce fut pour établir nettement la part des responsabilités qui pesaient et sur Pilate lui-même et sur les Juifs.

Le procurateur, frappé de la dignité d’un tel langage, résolut d’en finir. Il allait délivrer Jésus, quand le Sanhédrin recourut à une dernière manœuvre : intimider Pilate ! Cette fois, ils frappèrent juste. Le coup réussit : « Si tu le délivres, vociférèrent-ils, tu n’es pas l’ami de César, car quiconque se dit roi s’oppose à l’Empereur » (Lc 19, 12) Le fonctionnaire, poltron, frissonna. Sa place était en jeu. Il céda aussitôt et, assis sur son tribunal du Lithrosthotos, il laissa tomber de ses lèvres la terrible sentence.

C’en était fait, Jésus était condamné. Les Juifs avaient gain de cause. Et le Christ fut crucifié.

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