Après s’être incliné pour baiser l’autel, le prêtre se prépare à l’encenser. Le baiser à l’autel rappelle les reliques des martyrs et donc le sang du sacrifice du Christ. C’est j’allais dire la dure loi du genre, rappelée par l’Epître aux Hébreux : « Les péchés ne sont pas remis sans effusion de sang » (9, 22). Ainsi comme le dit Grégoire le Grand dans ses Moralia in Job (17, 12), « le Seigneur s’est fait sacrifice », il est le prêtre du sacrifice (« Ma vie personne ne la prend mais c’est moi qui la donne » Jean 10), il est l’autel du sacrifice (il est l »instituteur » de ce sacrifice, l’inventeur divin de cet autel), et sur la croix, il est la victime d’un sacrifice (qui comme le note l’Epître aux Hébreux a lieu une seule fois – semel – mais est communiqué partout dans l’espace-temps sous forme sacramentelle).
Je me souviens de mon étonnement et – oui ! – du malaise qui me prit, adolescent, lorsque j’ai appris (moi qui était pourtant un pratiquant régulier depuis toujours) que la messe était un sacrifice ; à la fois je trouvais ce mot obscène, je trouvais ce mot sanglant justement et masochiste, mais en même temps j’avais entre les mains un petit opuscule que lisait ma sainte mère, intitulé Le sacrifice de la messe et dont l’auteur – saint Léonard de Port Maurice – était un saint canonisé, qui avait donc tous les titres pour parler vrai. Il se trouve que c’est à la même époque que j’ai découvert la messe traditionnelle. et là, en particulier à travers l’offertoire, j’ai compris que la messe a bien un caractère sacrificiel, que pour prouver notre amour au Seigneur, ce sont des sacrifices que nous lui offrons, mais que Lui-même pour nous prouver le caractère indéfectible de son amour s’est d’abord offert en sacrifice sur la croix.
Dans le Temple de Dieu à Jérusalem, il y avait deux autels : l’autel des sacrifices d’animaux, sacrifices périmés par le sacrifice du Christ) et l’autel des parfums. Nous retrouvons ces deux autels dans l’Apocalypse. Il faut donc penser que même s’il y a un seul sacrifice digne de Dieu et un seul autel pour ce sacrifice, les parfums demeurent d’une manière ou d’une autre dans le sacrifice éternel que décrit l’Apocalypse. Mais comment demeurent-ils ? Cet autel unique, nous l’avons vu, c’est le Verbe de Dieu lui-même dans un AMEN unique, éternel et plein d’amour à son Père. C’est lui le Verbe au sein de la Trinité qui institue le sacrifice éternel, à travers ce projet incroyable de l’incarnation. Il se donne à son Père en devenant homme, il se fait accessible à la souffrance et à la mort, « il s’offre parce qu’il l’a voulu lui-même et ce sont nos péchés qu’il a porté lui-même » (Ps. 21, 8-9). Cajétan a un mot particulièrement puissant pour nous aider à comprendre ce qui se passe : son sacrifice dit-il perfectionne et accomplit tous les autres sacrifices (est perfectivum omnium sacrificiorum), sacrifice des juifs, sacrifices des païens. Je ne connais que Joseph de Maistre dans ses Eclaircissements sur les sacrifices (réédités en collection Bouquins) qui ait vu cela pour en tirer toutes les conséquences : la grande analogie que forme tous les sacrifices des hommes s’accomplit dans l’unique sacrifice du Christ.
Il n’y a donc plus qu’un seul autel et qu’un seul sacrifice, mais alors que devient l’autel des parfums ?
Dans la liturgie ecclésiastique, l’autel du sacrifice (ce que le Père de Condren appelle « l’autel ministériel », l’autel de pierre ou de bois), pour magnifier la divine prescription qu’il représente au milieu des fidèles, est comblé par le ministre des parfums d’encens. Ce n’était pas le cas dans l’Ancien Testament : l’autel des sacrifices n’étaient pas encensé parce que ces sacrifices d’animaux n’étaient que des figures du sacrifice parfait, figures dont l’Epître aux Hébreux, après l’an 70, prend acte de la disparition, figures qui en tant que telles n’avait donc pas à être encensées. Encenser l’autel comme nous le faisons aujourd’hui, c’est reconnaître que le sacrifice qui s’y déroule n’est pas une approximation purement humaine mais l’accomplissement divin de ce que doit être l’offrande faite à Dieu.
L’encensement de l’autel a une grande portée spirituelle. Il ne s’agit pas seulement de mettre à contribution nos capacité olfactive, dans une perspective qui serait purement esthétisante, mais de reconnaître le caractère divin de la cérémonie qui va s’y passer, comme, avant l’Evangile, à travers l’encensement du livre, on reconnaît le caractère divin de la parole qui va résonner et après l’offertoire le caractère divin de l’offrande qui y est faite.
On peut dire des parfums liturgiques ce que l’on dira de la beauté des vêtements liturgiques. Le vêtement liturgique n’est pas fait pour satisfaire je ne sais quel goût, assumé ou pas, du déguisement. Il manifeste que le ministre visible n’est, ainsi habillé, que l’instrument du Dieu invisible. De la même façon l’encensement de l’autel signifie que l’autel de bois ou de pierre n’est que la manifestation visible du dessein divin, qui est en même temps, sur cet autel, un dessein sacrifical invisible. Le Dieu invisible se fait connaître en se sacrifiant, en s’offrant ; et cette offrande du Fils de Dieu à son Père est rendue visible par le sacrement pour lequel l’autel a été construit.