Nous sommes toujours dans la première partie de la sainte liturgie que nous pouvons appeler les préliminaires du rite eucharistique. Le prêtre, dans son dialogue avec les fidèles, s’est préparé à monter à l’autel. Pour l’instant, conscient de son indignité, il est resté in plano comme disent les liturgistes, au même niveau que les fidèles. Il a confessé ses péchés seul devant tous se reconnaissant pécheur, profondément incliné pour recevoir le pardon divin par la médiation de l’assemblée. Puis, prononçant le Deus tu conversus, il a incliné la tête en reconnaissant la primauté de l’action divine sur tous ses efforts personnels (voir notre post L’équilibre spirituel). Il a prié Dieu pour qu’il exauce sa prière, il a averti les fidèles que quelque chose de sacré devait se passer, il est monté à l’autel et s’est baissé pour l’embrasser, comme la source de l’acte cultuel qui suit (voir notre post Qu’est-ce que l’autel de Dieu ?). La force du prêtre ne vient pas de lui, mais de l’autel, c’est-à-dire de l’institution divine du sacrifice. Le prêtre n’est que la cause instrumentale de l’acte sacré. Il doit se le dire et redire.
En montant à l’autel, il récite, en latin, silencieusement, la prière suivante : « Enlève de nous nos iniquités pour que nous puissions entrer avec un esprit pur dans le saint des saints ».
Le prêtre comme tout un chacun a un passé et un passif : enlève de nous nos iniquités. Le mot iniquité traduit le grec anomia et désigne le péché contre la loi de Dieu, contre Dieu, le péché comme transgression. Le mot le plus commun pour désigner le péché (peccatum, grec : amartia) renvoie à l’idée de faute. Mais dans le vocabulaire des premiers chrétiens, la transgression renchérit sur la faute et la faute représente un glissement vers la transgression. Saint Jean, dans sa Première épître a une étrange formule : « Le péché (amartia), c’est l’iniquité (anomia) ». C’est sans doute cela qu’il veut dire, l’étrange glissement du pécheur qui, au départ, veut seulement se passer de Dieu et à l’arrivée, s’il n’y prend garde, se retrouve opposé à Dieu. Son péché (de fragilité d’égoïsme de faute) devient une transgression, un refus de Dieu. C’est de ces iniquités, de ces vieux péchés rancis ou pourris et qui pourrissent alentours dont le prêtre demande à être débarrassé, pour être un instrument docile entre les mains du Dieu tout-puissant.
Remarquez que cette prière est à la première personne du pluriel. Qui est désigné par ce « nous » ? Du point de vue purement liturgique, on peut penser qu’il s’agit des ministres de la messe solennelle, le diacre et le sous-diacre, qui font avec le prêtre une unité célébrante. Du point de vue théologique, il faut souligner que chaque fidèle est prêtre et que ce « nous » pourrait renvoyer à l’idée, que nous développerons abondamment plus tard, que, parmi les fidèles aussi, chacun offre, en union avec le ministère du prêtre, son propre sacrifice intérieur.
Si nous choisissons cette dernière interprétation du « nous » employé dans cette prière, soulignons que ce « nous » où prêtres et fidèles communient dans le même sacerdoce est absolument conforme à la Tradition. On peut renvoyer à l’épître de Pierre évoquant « un peuple de prêtres » (I Petr. 2, 5), lequel Pierre apôtre reprend lui-même l’expression au Livre de l’Exode où il la trouve dans la bouche de Dieu : « Vous serez pour moi une nation sainte, un peuple de prêtres… » (Exode 19, 6).
Dernière remarque sur cette belle prière : nous demandons à être délivrés de nos iniquités pour que nous puissions « entrer dans le saint des saints avec l’esprit pur ». La mention du Saint des saints, qui est la partie la plus sacrée du Temple juif, en un tel moment accrédite l’idée d’une parenté étroite entre la liturgie de l’Ancien Testament et celle du Nouveau. Dans l’Ancien Testament, derrière le voile se trouve le Saint des saint dans lequel un prêtre tiré au sort dans la caste sacerdotale entre une fois par an pour approcher le Mystère de Dieu et nomme le Seigneur par son Nom, qu’il est seul à connaître. Dans le Nouveau Testament, c’est l’autel qui est le Saint des saints, parce que sur l’autel, depuis l’autel, est opéré le sacrifice du Fils de Dieu, sacrifice unique, sacrifice éternel, sacrifice répandu sacramentellement dans l’espace-temps selon la prophétie de Malachie (1, 11), sacrifice qui place le culte chrétien au sein même de la Trinité.
Les sacrifices d’animaux qui ont eu lieu jusqu’à la destruction du Temple en 70 ne sont que des images de ce sacrifice unique et partout manifesté, sacrifice divin, sacrifice du Fils de Dieu à son Père, sacrifice qui est toujours réel dans l’espace temps parce qu’il est éternel dans le sein du Père, comme nous l’enseigne l’Epître aux Hébreux à plusieurs reprises. Entrant dans le nouveau Saint des saints où Dieu est présent, nous ne nous limitons pas à un lieu sur lequel a été bâti le temple, comme le pensent les Juifs encore de nos jours, mais nous entrons dans une autre temporalité et dans un espace sans limite – ceux du Sacrement, par lequel l’Eternité divine est potentiellement présente dans chaque point du temps ou de l’espace, sous les espèces sacramentelles.