Après avoir reçu l’avertissement du prêtre : « Le Seigneur est avec vous », les fidèles répondent en lui retournant la pareille : « Et avec ton esprit ». C’est sur ce mot « esprit » que je voudrais insister, en latin spiritus, en grec pneuma : le souffle, non pas l’esprit abstrait, non pas l’esprit tel que le découvre les philosophes, mens ou noüs, mais cet esprit qui se présente comme l’élan spirituel qui caractérise chaque personne au plus profond d’elle même, sa position face à l’Infini ou au Sans mesure.
Je l’ai montré ailleurs, l’anthropologie classique depuis Aristote et saint Thomas d’Aquin induit une vision duelle de l’homme, âme et corps. Dans le Nouveau Testament, la vision de saint Paul, que j’aime appeler le premier théologien chrétien, est une vision ternaire. Ainsi dans la Première Epître aux Thessaloniciens, chapitre 5 verset 23, nous avons ce mot : « Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie tout entiers ; que votre esprit, votre âme et votre corps, soient tout entiers gardés sans reproche pour la venue de notre Seigneur Jésus Christ ».
On retrouve cette distinction ternaire dans la Première aux Corinthiens sous la forme de l’opposition entre le psychique (rapport corps/âme) et le spirituel (rapport corps/esprit) : « Ce qui est semé corps psychique ressuscite corps spirituel ; car s’il existe un corps psychique, il existe aussi un corps spirituel. L’Écriture dit : Le premier homme, Adam, devint une âme vivante [cf. Gen. 2, 7] ; le dernier Adam – le Christ – est devenu esprit vivifiant. Ce qui vient d’abord, ce n’est pas le spirituel, mais le psychique ; ensuite seulement vient le spirituel. Pétri d’argile, le premier homme vient de la terre ; le deuxième homme, lui, vient du ciel. Comme Adam est fait d’argile, ainsi les hommes sont faits d’argile ; comme le Christ est du ciel, ainsi les hommes sont du ciel » (I Co. 15, 42-46). La première citation, issue de la Première épître aux Thessaloniciens, permet d’affirmer sans crainte que cette anthropologie ternaire est bien celle de l’apôtre Paul. La seconde citation issue des Corinthiens (où il faudrait voir aussi du côté des chapitres 2 et 3) nous emmène un peu plus loin en nous montrant l’enjeu de cette anthropologie ternaire.
L’enjeu est double : du point de vue de l’immortalité de l’âme (qui est le grand sujet de ce chapitre des Corinthiens), l’esprit est ce qui ressuscite en nous, ce qui est le plus éloigné de la matière corruptible, ce qui en nous est à l’origine de toutes les actions désintéressées, accomplies pour autre chose qu’un intérêt matériel : soit par amour, soit par haine. On retrouve mention de cet « esprit » dans la vieille liturgie du baptême des enfants (on reconnaît plusieurs fois cette distinction dans le baptême des adultes), Le prêtre a ce mot, caractéristique de l’anthropologie primitive que nous cherchons à caractériser : « Sors de cet enfant esprit impur et cède la place à un esprit saint ». Notre esprit (spiritus) est soit habité par Satan soit sublimé par le Christ. Nous n’avons pas d’autre choix. Comme le dit saint Paul : « Vient-il de la terre », c’est un esprit de mort. « Vient-il du Ciel », c’est un « esprit vivifiant », non seulement vivant en lui-même mais qui apporte la vie au corps qui deviendra un corps glorieux. Saint Paul a cette formule qui résume tout et qui manifeste ce qu’est la destinée humaine : « L’homme semé corps psychique ressuscite esprit vivifiant ».
La question qui vient immédiatement à l’esprit et qui redouble l’enjeu, c’est pour chacun : qu’en est-il de mon esprit ? En ai-je découvert l’existence ou bien est-ce que je me contente habituellement, pour décider des actes que je pose, de rationaliser et de ratiociner ? Est-ce que, comme le pensaient Bentham, Stuart Mill et les utilitaristes anglais, je me contente de savoir compter pour comprendre quel est mon intérêt sur cette terre ? Est-ce que la vie, est-ce que le bonheur est une chose qui se calcule ? Si c’est le cas, je n’ai besoin que de ma raison qui, quand je suis concerné, sait parfaitement compter le nombre, l’intensité, les conditions de mes bonnes fortunes. N’ai-je pas commencé à comprendre, à travers un certain nombre de signes, que la vie est ailleurs que dans les comptes et les démonstrations ? Les actes dont je suis le plus authentiquement fier sur le long terme, sont les actes à travers lesquels j’ai été capable de me dépasser moi-même, les actes qui ne m’ont pas forcément été suggéré par la raison, mais par l’esprit.
Attention : le bien n’est pas le fruit du calcul, on ne fait pas le bien d’instinct, on le fait par l’esprit. Mais comme dit encore saint Paul dans le même passage que nous avons cité : « Ce qui vient d’abord, ce n’est pas le spirituel mais le psychique ». La vie est un long apprentissage du spirituel qui est en nous, mais qui « vient après » le psychique. Il nous faut réveiller notre esprit qui trop souvent, à force de ne venir qu’après les sens et la raison, ne vient jamais, étouffé qu’il est par les convoitises qui nous dévorent ou les calculs qui nous absorbent. Il nous faut faire un examen de conscience pour savoir si nous ne nous sommes pas laissé coloniser par le péché, que l’esprit qui nous anime ne soit pas l’esprit impur (à l’aise dans le lucre et dans le stupre, si j’ose l’assonance), mais que ce soit l’amour, cet amour qui est seul capable de trouver son centre ailleurs qu’en nous-mêmes.
Voyez que lorsque nous répondons au prêtre qui célèbre et nous dit : « Le Seigneur est avec vous », nous répondons beaucoup de choses quand nous disons : « Et avec ton esprit ». Nous l’exhortons à porter Dieu en lui, non pas seulement en vertu du service qu’il rend à la communauté par sa capacité à célébrer les saints Mystères, mais parce qu’il est, comme chacun des fidèles, un homme appelé par le Christ, qui par son esprit, sceau de la ressemblance divine, partie la plus personnelle, la plus intime de chaque individu, vient du Ciel pour y revenir.