Article de M. l’abbé de Tanoüarn
Commençant la messe, le signe de Croix est analogue aux trois coups du théâtre : il nous a fait entrer dans de nouvelles dimensions, qui, en l’occurrence, sont celles de l’action sacrée. La messe n’est rien moins qu’une action sacrée, qui se déroule en une succession de mouvements. Le premier mouvement – introductif – est destiné à préparer l’âme du prêtre et l’âme du fidèles à la grandeur de ce qui va leur être manifesté, la raison du monde qui est l’amour divin, figuré dans le sacrifice du Christ.
Oui, j’ai employé le mot de sacrifice, un mot obscène à notre époque où tout n’est que développement personnel, signes extérieurs de richesse, et confort optimal. Nous avons besoin de nous préparer à le comprendre, ce n’est pas quelque chose que nous comprenons immédiatement. Le sacrifice ? Étymologiquement, c’est l’action sacrée que j’évoquais il y a un instant : sacrum facere en latin, le don que Dieu nous fait et que nous tâchons maladroitement de lui rendre. Le don qui donne sens à notre vie, au delà de son déroulé chronologique. Cette prière préparatoire, qui n’est rien d’autre que le psaume 42, nous aide à comprendre ce sens que nous cherchons obscurément sans savoir ce que nous cherchons, parce que, le cherchant, nous l’avons déjà trouvé. Elle nous aide à comprendre que ce sens, c’est le sacrifice, manifestation concrète d’un amour, qui, lorsqu’il devient sacrificiel, ne peut plus jamais être verbeux : il s’inscrit ainsi dans notre chair.
Pourquoi est-ce vers l’autel que je m’approche ? N’y avait-il pas bien d’autres destinations dans ma vie qui auraient été plus réjouissantes ? Le dimanche je vais à la messe… N’y a-t-il pas bien d’autres occasions de sortir, plus brillantes, plus attirantes ? N’ai-je pas tort de penser au sacrifice, alors qu’il est si agréable de vivre dans l’instant, à l’enseigne de l’éclatez-moi ça ? Mais y a-t-il une vie possible sans amour, au gré du désir ? Et y a-t-il amour durable sans sacrifice ? Si Dieu se manifeste à moi à travers cet autel, qui m’attire, dont je m’approche avec précaution, restant, sans en monter les degrés, « au bas de l’autel » comme on appelle cette prière, c’est parce qu’il me parle d’amour sans bruit de paroles. Cette parlure sans parole m’a fait tressaillir…
Et ce tressaillement, peu à peu, se change en joie. Je découvre, prêtre ou fidèle qu’importe, jeune ou vieux, l’âge n’a pas d’importance ni le sexe non plus, que dès que j’ai commencé à répondre à l’appel de Dieu, la joie a rempli mon coeur. Elle est là sans cause apparente, mystérieuse certitude d’une possession plus étonnante encore. Le grand Blaise Pascal, d’habitude si disert, ne sait lui-même que répéter : Joie, joie, pleurs de joie. Joie de la rencontre. Joie de l’expérience. Joie qui fait naître la foi.
Ce Dieu qui me réjouit, c’est ma jeunesse qu’il réjouit. Ainsi le veut la traduction latine de ce psaume, qui, en hébreu, ne parle que de joie, en insistant sur ce terme. Pourquoi saint Jérôme lui, évoque-t-il la jeunesse ? Il y a un enrichissement de l’énonciation qui n’est pas le pur fruit du hasard mais d’une volonté de précision dans la traduction. Parce que la joie de Dieu est créatrice, recréatrice s’il le faut.
Elle n’est pas seulement ce que l’abbé Brémond appelait un sentiment, le sentiment religieux, si caractéristique d’un XIXème siècle qui justement petit à petit s’est vidé de Dieu à force d’en entretenir le sentiment de plus en plus trouble (voir Victor Hugo). Non cette joie éprouvé au bas de l’autel n’est pas un sentiment, mais plutôt un processus vital de croissance, prémisses de la nouvelle création, qui s’anticipe dans le rite de la messe et d’abord dans les offrants, le Christ, le prêtre, le peuple.
Le fait que le rite de la messe commence à la première personne du singulier doit être souligné. Ce n’est pas une première personne exclusive qui se refermerait sur l’identité du prêtre ministre. Cette expérience de joie à l’approche de Dieu, tout le monde peut la faire, le ministre étant parfois le dernier à l’éprouver s’il l’éprouve encore, devenu trop souvent ‘fonctionnaire de Dieu’. La première personne du singulier est employée ici dans un sens distributif, non pas comme si d’avance tous les fidèles priaient ensemble (une telle union ne s’improvise pas, elle se prépare). Nous ne prions pas encore ensemble, nous prions en même temps, dans le même temps sacré. Pas encore ensemble ? Parce que Dieu nous a dit : « Viens aux noces, viens comme tu es ». Ton vêtement nuptial est ta prière, ta reconnaissance, ton silence.
Aujourd’hui 19 mars, le Carême s’interrompt. Nous célébrons la fête de saint Joseph, époux de la Vierge et père adoptif de l’Enfant, celui qui lui a appris son métier de charpentier. « Prends l’Enfant et sa mère et pars en Egypte ». Joseph obéit sans un mot, il est le gardien efficace de cette famille si particulière, si fragile mais si décisive pour le sort du monde Mais il ne nous a pas laissé un mot. Pas le genre à rouler les mécaniques !
Cela me donne l’occasion de préciser que le temps liturgique que j’ai évoqué au début de mon précédent commentaire, n’est pas seulement le temps qui mesure la durée de la cérémonie, temps qui fusionne avec l’Eternité. C’est aussi le temps du calendrier liturgique. Il rythme ainsi et colore de différentes manières les attentions spirituelles du chrétien.