Du sacrifice au sacrement

La conclusion de l’offertoire est un bref dialogue entre le prêtre et les fidèles : « Priez mes frères pour que mon sacrifice qui est aussi le vôtre devienne acceptable auprès de Dieu le Père tout puissant dit le prêtre. Et l’assemblée répond : – Que le Seigneur reçoive ce sacrifice offert par tes mains, à la louange et à la gloire de son nom, et aussi pour notre utilité et celle de l’Eglise tout entière »

Mais prenons tout de suite la première partie de ce dialogue : quel est ce sacrifice ? Pour ceux qui suivent ce commentaire depuis quelque temps, il n’est pas difficile de comprendre que ce sacrifice qui devient acceptable, ce n’est pas, ce ne peut pas être le sacrifice du Christ, qui a déjà été accepté par Dieu depuis longtemps. Si nous nous demandons : alors de quel sacrifice s’agit-il ? il suffit de lire ce texte qui vient du fond des âges et qui n’est plus compruis aujourd’hui parce que l’on a cessé de le lire sinon pour le prendre en faute et justifier son éviction. Le pape Paul VI avait pourtant exigé que l’on garde ce dialogue dans le rituel rénové qui porte son nom. Mais nous les Français, nous avons voulu simplifier la formule jugée trop encombrante ou excessivement encombrée et cela donne: « Prions ensemble au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Eglise – Pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». Rien de faux dans cette adaptation.

Un problème cependant : faut-il désigner l’eucharistie comme étant le sacrifice de toute l’Eglise ? La réponse n’est pas aussi simple qu’elle en a l’air. Si on revient au texte originel, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas tout de suite du « sacrifice de toute l’Eglise, mais – dit le prêtre en parlant à ses fidèles : « de mon sacrifice qui est aussi le vôtre » ; donc non pas immédiatement celui qu’offre l’Eglise sacramentellement durant la consécration. Pas encore. N’allons pas plus vite que la musique ! Il s’agit du sacrifice dont il a été question lors de l’offrande du pain (à la première  personne du singulier : ce sacrifice que je t’offre moi ton serviteur indigne ») et lors de l’offrande du vin (à la première personne du pluriel : Nous t’offrons…’, le prêtre s’unissant aux fidèles). On retrouve la même progression dans cette simple formule : « mon sacrifice qui est aussi le vôtre ». En bon français : « Ce sacrifice qui est le nôtre ». Pas celui du Christ donc, pas encore. Le nôtre ! Celui de l’assemblée, celui du prêtre. Ce que j’ai appelé avec Mgr Guérard des Lauriers le sacrifice de l’homme. Celui dont la nouvelle pastorale ne parle plus, mais que l’on retrouve en ces temps de confinement, alors que nous sommes privés de messe. Nous pouvons et nous devons vivre ensemble chaque jour un offertoire muet, l’offrande de notre propre sacrifice intérieur.

Au passage, je signale à nouveau que si l’assemblée a son propre sacrifice, cela signifie qu’elle est elle-même sacrificatrice, non pas sacrificatrice du sacrifice divin, car le Christ dans le sacrifice divin, est le prêtre en même temps que la victime, mais évidemment prêtre du sacrifice de l’homme, représenté à l’offertoire par le pain et le vin, ce résumé de la condition humaine. « L’homme ne vit pas seulement de pain » dit Notre Seigneur. Il a été créé pour boire le vin du Royaume et participer à la fête éternelle dont le vin (celui qui coule, celui qui parfois fait des bulles) est le symbole, depuis les noces de Cana. Offrant le pain et le vin, chacun offre son propre sacrifice et, poursuit saint Paiul « devient comme une hostie vivante » à la louange de la gloire de Dieu (Rom. 13, 1). Cajétan explique bien que les fidèles possèdent ainsi non pas le ministère du sacerdoce, mais la vertu d’offrande (sacerdotium ut virtus non ut officium). 

J’ai bien conscience d’insister sur la dimension sacrificielle de la sainte Messe, justement en un temps et à une époque où l’on a consciemment voulu oublier la notion de sacrifice. Sacrifice de l’homme ? Ce mot cette expression font peur. Le sacrifice fait pourtant partie non seulement de nos devoirs envers Dieu  mais, que l’on soit chrétien ou non, de la condition humaine elle-même, dont le sacrifice n’est pas séparable. Le sacrifice donne un sens sinon une valeur à la souffrance.


Le philosophe Nicolas Malebranche, disciple de Descartes, a évoqué le sacrifice avec la radicalité qui lui est coutumière dans la onzième de ses Méditations chrétiennes : « Ce que Dieu exige des créatures raisonnables, c’est un sacrifice spirituel ; c’est l’anéantissement de l’âme ; c’est la privation des plaisirs ; c’est la souffrance des douleurs ; ce sont les dispositions intérieures [à la souffrance]; Car Dieu est esprit et veut être adoré en esprit et en vérité. Ainsi comme l’âme reçoit une infinité de divers sentiments par son corps, il a fallu qu’elle lui fût unie pour avoir sans cesse quelque chose à sacrifier, et mériter par là de jouir éternellement du souverain bien ». Sans le sacrifice pas de mérite, il ne reste que l’absurde d’une souffrance interminable qui finit par se confondre avec la vie elle-même.

Ce que veut dire Malebranche, c’est que la souffrance, par la médiation du sacrifice, nous est utile. C’est tout le sens du sacrifice : rendre nos souffrances et nos échecs utiles, en préparant une offrande d’amour.Nos coeurs sont plus grands que nos souffrance qui, par le sacrifice, par l’offrande, nous sont autant de moyens, pour grandir. « Pour la louange et la gloire de Dieu certes, mais pour notre utilité et celle de l’Eglise tout entière ». Le sacrifice transforme le négatif de la souffrance en positif, la révolte en acceptation et en amour. Et l’Eglise, à travers l’organisme sacramentel dont elle est responsable, présente nos sacrifice au Seigneur.

Il est bien juste que nous pensions à l’Eglise, à l’utilité de l’Eglise tout entière à la fin de l’offertoire, c’est elle qui transmue notre sacrifice dans le sacrifice du Christ. C’est elle qui nous fait passer de l’offertoire qui est l’acte sacré de notre offrande à la consécration qui est l’acte sacramentel par lequel nous communions avec Dieu présent en nous..

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