L’offertoire de la messe traditionnelle

L’offertoire de la messe traditionnelle a été au coeur des polémiques qui, arbitrées par le pape Paul VI, ont donné naissance, en quelques année, à la forme rénovée du rite romain. Avec cet offertoire, nous entrons dans le coeur de la liturgie latine, mais nous y entrons, semble-t-il, sur un malentendu à propos de la nature de cette prière. Pourquoi ce malentendu : c’est une longue histoire…

Disons d’abord que cet offertoire est fait de prières plus récentes que le vénérable canon, dont les prières centrales sont traçables jusqu’au IV ème siècle (le De sacramentis de saint Ambroise) et, pour certains remonteraient au début du IIème siècle. L’offertoire, lui, est « récent » ; dans le langage de l’Eglise, cela signifie qu’il renvoie à des « séries d’oraison », remontant au IXème ou au Xème, avec une maturation de plusieurs siècles jusqu’au coeur du Moyen âge.
 
Les experts, dans les années 60, au moment où est né le « nouveau » rite, ont semblé découvrir le caractère tardif de cette prière. Ils se sont montrés défavorablement impressionnés par cette « nouveauté médiévale » et ont cherché à revenir à l’antique, c’est-à-dire à la « secrète », prière qui aujourd’hui conclut l’offertoire. Voilà ce qui est vraiment antique, remontant pour le moins au pape saint Grégoire le Grand (mort en 610). Voilà qui exprime la présentation des dons : ça on sait ce que c’est. On sait avec quelle solennité, dans certaines liturgies anciennes, cette présentation des dons est opérée au cours d’une procession que marque le chant de l’offertoire. La nouvelle liturgie entend retrouver cet esprit de la présentation des dons : dans les meilleures paroisses, on porte les paniers de quêtes en triomphe jusqu’au choeur…
 
Le choix liturgique de l’Eglise romaine avait été tout autre. Pour elle, l’offertoire ne renvoie pas à une artificielle présentation des dons (ce que l’on appelle aujourd’hui le pain, fruit de la terre et du travail des hommes, le vin fruit de la vigne et du même travail des hommes), mais à une offrande de soi-même, dans la perspective du renouvellement du sacrifice du Christ : c’est à nouveau à la première personne du singulier (ce que nous avons appelé déjà : « le sujet partagé » le « moi distributif ») que le prêtre, à voix basse – accompagné à sa manière par chaque fidèle, qui peut lire les oraisons ou trouver tel autre mode personnel de prière, ne serait-ce que ce silence liturgique sur lequel nous allons revenir – dit son propre sacrifice intérieur et la manière dont il l’offre à Dieu pour ses innombrables péchés : « Recevez Père saint, Dieu Tout puissant et éternel, cette hostie immaculée que moi votre indigne serviteur, je vous noffre à vous mon Dieu, vivant et vrai pour mes innombrables péchés et offenses et négligences… ».
 
Moi et Vous : quelle beauté, cette relation à Dieu sur un pied d’égalité, j’oserais dire comme le Christ parlant à son Père dans la prière sacerdotale (Jean XVII) ! Certains érudits parlent d’une anticipation sacrificielle ; le mot me semble mal choisi. Rien n’est « anticipé » dans ce dialogue, entre moi (le prêtre c’est-à-dire ici aussi le baptisé) et Vous mon Dieu vivant et vrai. Avant d’offrir le sacrifice du Seigneur selon son commandement explicite (« vous ferez cela en mémoire de moi ») le prêtre  s’offre lui-même et se purifie par le rite du lavabo. Il va prendre dans ses mains indignes le corps et le sang du Seigneur. De façon absolument opportune et non anticipée, il se purifie au préalable, en offranr son propre sacrifice, comme tous ceux qui offrent le sacrifice d’eux-mêmes avec lui, avant qu’ils ne communient au sacrifice du Seigneur…
 
C’est le grand changement opéré dans la liturgie post-conciliaire par des experts qui avaient une vision archaïsante et historiciste de la liturgie. Au lieu d’accueillir la tradition vivante de leur Eglise romaine, et ces magnifiques oraisons sacrificielles, ils ne les ont pas comprises, ils ont en ce point sciemment rompu avec cette tradition vivante et ils ont été chercher d’autres liturgies, plus anciennes, en l’occurrence antérieures au christianisme, et théologiquement forcément moins expressives, que la liturgie romaine traditionnelle, quitte à créer de toutes pièces les paroles du Nouvel offertoire, reconstitution purement moderne d’un rite de bénédiction, la berakoth juive
 
Pour faire bonne mesure dans la disqualification de l’ancien offertoire, beaucoup de savants auto-proclamés, répétant des augures comme le Père Josef Andreas Jungmann, ont accusé ce texte de faire double-emploi. L’offertoire pour eux est un doublon de la consécration. Pourquoi ? Parce qu’il est sacrificiel comme elle. Dans les années 60, des revues liturgiques comme La Maison Dieu utilisent à longueur de temps ces expressions, absurdes, comme nous venons de le voir, mais qui légitimaient la grande aspiration à la réforme, c’est-à-dire à tout changer. Je me souviens du moment où j’ai redécouvert la messe traditionnelle, et où, lisant le Père Roguet et son best seller (à l’époque) sur la messe, dans lequel je découvrais ce mauvais procès fait à l’offertoire traditionnel, je me disais simplement en moi même : mais justement je les aime beaucoup moi ces prières qui font doublon… – Pourquoi ? -Parce qu’elles ne font pas doublon justement.
 
C’est en mémoire de cette mauvaise polémique que Mgr Guérard des Lauriers, revenant sur ce mauvais procès fait à l’offertoire traditionnel, écrivit dans Itinéraires, le bel article sur les deux sacrifices : le sacrifice de l’homme, pleurant ses péchés « innombrables » rencontre le sacrifice du Fils de l’homme. Deux sacrifices, celui de l’Offertoire est le sacrifice de l’homme et celui de la consécration est le sacrifice divin. Offrant sa vie pour les péchés des homme, le Christ inclut toutes les offrandes humaines, forcément imparfaites, dans son offrande : hostiam puram, hostiam sanctam, hostiam immaculatam.
 
J’en entends certains dire : mais cette histoire de deux sacrifices est propre au Père Guérard. Elle n’est pas traditionnelle. Je ne peux m’empêcher de penser que cette critique d’un théologien de classe internationale, par des théologiens qui n’ont d’autre argument que leur érudition (authentique), mérite la formule cinglante du Père Michel de Certeau, dénonçant de manière tout à fait générale, bien au-delà de notre affaire, « le terrorisme qu’exerce l’érudition sur la théologie ». « A la messe, il y a deux sacrifices » : cette formule du Père Guérard des Lauriers n’a en effet aucun antécédent dans la tradition. Mais elle s’inscrit dans une réflexion sur le sacrifice, dont je trace le trait de Cajétan à Joseph de Maistre, en passant par le Père de Condren et l’Ecole française.
 
Depuis le sacrifice d’Abel le juste, depuis l’origine de l’humanité, Dieu accepte tout sacrifice que l’homme offre avec son coeur, malgré l’imperfection, malgré la vacuité apparente de ces sacrifices de la créature au créateur. La question n’est pas seulement historique, elle nous concerne personnellement : combien nos offrandes au Seigneur peuvent être apparemment vides, de peu de poids, quelques dizaines de chapelet par exemple ! Mais elles constituent un offertoire existentiel, qui est transformé, qui est assimilé dans l’Offrande unique du Christ, dont Cajétan dit qu’elle est « perfectivum omnium sacrificiorum » : accomplissante de tous les sacrifices.
 
A la sainte messe, se fondent dans le sacrifice du Christ tous les sacrifices de l’homme. Il ne s’y joue rien de moins ! C’est cela que le Père Teilhard appelait, utilisant un registre de vocabulaire différent, « la messe sur le monde ».  Mais pour que ces ébauches humaines de sacrifices puissent se fondre dans le sacrifice du Christ, il faut bien qu’elles aient eu leur lieu, non seulement que ces ébauches sacrificielles aient eu lieu dans l’espace-temps (de cela personne ne peut douter : les hommes prient Dieu, naturellement), mais qu’elles aient eu lieu dans l’action sacramentelle, qui sans cette étape, serait incomplète.
 
 Sans l’offertoire, le signe eucharistique serait incomplet, serait défaillant, parce que l’humble offrande humaine, qui va devenir le corps et le sang du Christ, ne serait pas sacramentellement jouée.

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