Une Eglise qui n’a pas peur des différences

Durant le temps de confinement, M. l’abbé de Tanoüarn a choisi de rédiger une série de réflexions sur le rite traditionnel de la Messe. 

Nous sommes heureux de vous les proposer ici, comme une sorte de méditation quotidienne.

Si nous ne partons pas stupidement triste, comme le psalmiste sent qu’il aurait pu s’y résoudre, si nous nous décidons à accéder à l’autel de Dieu, c’est que nous avons choisi la foi plutôt que l’absurde, la lumière de la foi plutôt que la grisaille du doute. Et déjà certains me demanderont sans doute : « Mais comment y arrive-t-on ?  Vous avez beau jeu à prétendre que c’est facile. Comment parvenir à la lumière ? » – Il n’y a pas de mode d’emploi. Il n’y a pas de chemin déjà tracé, chacun est seul dans son chemin, si grande est la diversité des situation, la variabilité des caractères. Mais, comme parle l’adage théologique, « à celui qui fait ce qui est en lui, Dieu ne refuse pas sa grâce ».  Au contraire, il la proportionne, il l’adapte à chacun. La multiplicité des créatures dit saint Thomas d’Aquin, est l’image de l’Infini divin. Il ne faut pas avoir peur des différences. Pas peur non plus d’être différent.
 
Dieu comprend en lui-même la somme de toutes les différences possibles, c’est lui qui a voulu ces différences. On peut dire que son Identité, c’est la différence, il est « toujours un autre », selon la définition de l’analogie. C’est pour cela qu’on ne s’ennuiera jamais au Ciel. Dans le temps majestueux qui régit les esprit finis, ce temps qui mesure les mouvements spirituels, Dieu apparaît à ses élus comme toujours un autre, loin de nos concepts enfermant et proche de toutes nos représentations, parce qu’il est la Ressemblance absolue, semblance de toutes les ressemblances, celui par qui, d’un certain point de vue tout se ressemble, sans que rien ne soit pareil.
 
Dès le premier jour, dès la Pentecôte, l’Esprit, feu ardent, se partagea en langues distinctes, qui se posèrent sur chacun des apôtres comme sur la Vierge Marie qui était là. Le psaume 42 est traversé par la même logique, profondément individuelle : il est tout entier à la première personne du singulier, tout en formant un dialogue entre le prêtre et l’assemblée. Cette première personne du singulier, chacun des présents l’assume à son tour, elle est distributive, c’est un des « secrets d’atmosphère » de la liturgie traditionnelle, qui commence non pas par un « nous » mais par un Je partagé. C’est également le cas de toutes ces messes sans assistance qui se multiplient en ce moment de Coronavirus. On n’est plus dans le « nous » de la célébration mais – ce n’est pas la même chose – dans un Je partagé invisiblement par tous. Ce Je partagé forme à la fois une action spirituelle invisiblement commune et une communion intime, qui ne fait pas de bruit. J’ai particulièrement ressenti l’impact de cette communion sans bruit, dans tel monastère où l’ensemble des moines, chacun devant son propre autel dans l’immense abbatiale, célèbrent ensemble en silence leur messe à chacun, qui est en même temps la messe de tous. C’est à travers ce Je Partagé que se décrit le don de la foi, don absolument personnel d’une foi qui est en même temps la même en tous. C’est bien ce don personnel et collectif qui est décrit dans la suite du psaume 42 : « Envoyez votre lumière et votre vérité. C’est elles qui me guideront hors de moi-même et qui m’attireront à votre sainte Montagne, où se trouve votre maison ».
 
Cette lumière, ce n’est pas celle que nous donne le sentiment : un ressenti, une impression. Le ressenti, les impressions, ça peut aider. Saint Ignace en parle beaucoup dans ses Exercices spirituels. Il évoque les consolations, qui nous signifie merveilleusement la présence de Dieu. Mais, quoi qu’en ait pensé, plus tard, Rousseau sans sa curieuse Profession de foi du Vicaire savoyard, au Livre IV de l’Emile,, ces impressions intérieures ne sont rien sans la vérité qui sauve. La foi n’est pas un « feel good » comme un autre. On se tromperait soi-même si l’on s’en arrêtait là. Elle est aussi et d’abord la quête de la vérité, cherchée gratuitement, pour elle-même. Le sentiment peut nous aider à nous déprendre de nous-même : Ipsa me deduxerunt, dit le psalmiste. L’ardeur des consolations sensibles que Dieu met en nous me permet de me détacher de mon ego. Mais sans la vérité, le pèlerin de la vie ne saurait arriver au terme de son voyage, jusqu’à la sainte montagne de Sion où Dieu réside. 
 
La Vérité divine n’est pas collectiviste, elle ne nous installe pas d’emblée dans un nous impersonnel, elle est comme un cadeau de Dieu à chaque personne là où elle se trouve, cadeau que chacun est libre de recevoir avec reconnaissance ou de rejeter. C’est cela aussi la messe, Dieu à portée de main qui se donne à chacun absolument, quoi qu’il arrive. C’est à travers l’eucharistie, parce que l’eucharistie construit l’Eglise, que l’on comprend pourquoi l’Eglise n’est pas et ne sera jamais un parti et qu’elle est peut-être un troupeau, mais bien particulier, dans lequel le berger appelle chacune de ses brebis par son nom. L’Eglise, société spirituelle et visible tout à la fois, est la seule société de personnes, la seule société où l’on ne considère pas des individus plus ou moins interchangeables mais des visages (c’est le sens grec du mot personne), appelés, l’un après l’autre, à voir la Face du Père, en prenant la forme du Fils dans l’intimité du Saint Esprit.

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